Ecriture

Je ne suis qu’une âme

Pour changer, je vous propose une petite lecture pour l'été. Manifestez-vous si vous aimez !

Je ne suis qu'une âme 1

Il y a quelques années, j’ai entrepris, un peu par hasard, l’écriture d’un petit roman. Alors que j’étais en vacances au coeur du Pays Basque, coincé dans ma chambre durant une semaine pluvieuse, je me suis mis à écrire sans pouvoir m’arrêter, couchant sur papier des idées qui m’empêchaient de m’endormir depuis plusieurs semaines.

Alors que vous découvrez le quotidien de M. Lavau, un pensionnaire d’une maison de retraite, je vous invite à vous plonger au coeur d’une histoire d’amour qui naît à la fin de la seconde guerre mondiale au Pays Basque et se poursuit dans les rues humides d’un Paris en reconstruction.

Si vous appréciez ce premier chapitre, je prendrais le temps de publier la suite au fur et à mesure.

Si vous souhaitez m’encourager dans cette écriture et dans mon projet d’album, alors je vous invite simplement à cliquer sur le bouton ci-dessous. Merci à vous de passer par cette page.

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Chapitre 1

Nous sommes le 12 avril. Même si les jours n’ont plus vraiment d’importance, je m’efforce de les compter pour garder un rythme, savoir où j’en suis, conserver des repères en quelque sorte. Je contemple par la fenêtre la promesse d’un nouveau printemps. La nature reprend ses droits sur un hiver beaucoup trop long et beaucoup trop froid. Le parc s’étend plus loin que mes yeux ne peuvent voir, mais je distingue les arbres en fleurs, le gazon bien tondu et quelques personnes qui se promènent. Quelques peintres restaurent les bancs où s’assiéront après les heures de la sieste les habituelles petites vieilles. Cet été, elles se remémoreront, à l’ombre du saule, leurs vieilles histoires et partageront les nouvelles de leurs petits enfants respectifs et les derniers potins de la maison de retraite, tout en jetant à manger aux pigeons. Les rayons du soleil traversant la vitre réchauffent mon corps d’une façon tellement agréable qu’ils semblent me redonner vie. En vieillissant, je suis devenu comme ces vieux chats qui passent leurs journées à se prélasser au soleil.

Le vieux Charles me fixe depuis le début de l’après-midi. Sa bouche est constamment figée dans un rictus nerveux d’où coule un petit filet de bave, une sorte de grimace que l’on ferait pour effrayer les enfants. Mais ce sont ses yeux sans émotion, perdus dans le vide, qui font froid dans le dos. Que se passe t-il dans sa tête ? Est-il resté accroché à un mauvais souvenir, une ancienne tristesse qui aurait emporté son esprit, laissant son corps comme unique trace de son existence ? Personne ne le connait vraiment. À part son prénom, on ne sait rien de sa vie. Il est arrivé dans cet état, et seule sa fille vient le voir de temps en temps. Elle passe un petit moment près de lui en lui tenant la main. Elle lui parle un peu, de sa mère, du temps qui passe, de ses enfants qui grandissent trop vite mais qu’elle ne peut emmener car ils feraient trop de bruit pour nous. Et puis elle part après l’avoir embrassé sur le front et lui avoir fait un petit signe de la main. S’est-il rendu compte de quoi que ce soit ?

Au milieu du salon siège un petit groupe qui joue aux cartes, sous les yeux absents de deux infirmières. Quelques dames regardent la télévision et essaient de deviner avant le candidat les mots que l’animateur tente de lui faire découvrir. Les jeux télévisés seraient un bon exercice pour les personnes âgées paraît-il. Une façon ludique et débilitante de ne pas devenir gaga. Une grande potiche blonde découvre les lettres en souriant et en se dandinant pour le plus grand plaisir des téléspectateurs abêtis. Voilà toute la culture de notre époque.

Le salon est une vaste pièce agréable. Les murs sont très clairs, comme si nous étions dans une sorte d’antichambre du paradis. La peinture est un peu défraichie et craquelée par endroit, mais les grandes baies vitrées apportent de la lumière et une belle vue sur le parc. Les locaux ne sont pas désagréables, tout est propre. Le bâtiment date des années soixante-dix, on y retrouve cette architecture géométrique aux lignes pures mais comme la plupart des ouvrages de cette époque, il a vieilli bien trop vite. La blancheur des murs nous rappelle que nous ne sommes pas chez nous, des fois qu’on se ferait des illusions sur l’endroit. Nous ne faisons qu’occuper une chambre qu’un autre viendra habiter une fois notre départ. 

La vieille Lulu, certainement l’âme la plus sage de cet établissement, est assise dans un fauteuil et tricote quelque chose qui ressemble vaguement à un pull d’enfant qui aurait des bras de tailles différentes. Elle discute posément, comme elle le fait toujours, avec quelques autres. Je l’aime bien. À notre âge, il est tellement facile de se noyer dans la nostalgie ou de devenir aigri. Elle n’est ni l’un, ni l’autre. Elle porte un regard lucide sur son existence et sur ce qu’elle vit aujourd’hui. Elle n’a jamais été mariée et n’a jamais eu d’enfants. «Pas de port, pas d’attache !» aime t-elle clamer. «Personne ne me manque et je ne manquerai à personne !» Son teint d’albâtre et ses cheveux gris lui donnent un air angélique, dont elle sait jouer pour obtenir ce qu’elle veut. Elle tend les bras pour admirer son ouvrage, destiné à personne d’autre qu’aux poupées qui occupent sa chambre, et se met à rire avec les autres mamies qui l’entourent.

J’aurais vraiment fait une piteuse grand-mère, n’est-ce pas ? dit-elle en les regardant. Et de rire de plus belle.

Et moi, je suis seul. J’aime ça. Si je n’étais pas obligé de descendre au salon, je passerais l’après-midi dans ma chambre. Les infirmières me disent que je deviens un vieux ronchon et qu’il n’est pas bon de rester seul, que je devrais participer aux activités avec les autres. Cela m’arrive bien sur, je ne suis pas toujours derrière ma fenêtre, mais le printemps est une saison qui me fascine. Je peux passer des heures à observer la nature. Je n’y faisais pas attention quand j’étais plus jeune. J’ai habité en ville une grande partie de ma vie, mais surtout, je n’ai jamais pris le temps de m’arrêter. Il n’y a que l’océan qui m’ait toujours attiré. On ne sait pas apprécier ce qui est important. Ce n’est que quand on perd les choses et les gens que l’on se rend compte qu’on n’a pas assez aimé. Et maintenant que j’avance vers la fin, le printemps semble symboliser cette vie à laquelle on s’accroche tous.

Cela fait maintenant dix ans que je suis dans cet hôpital. Au début, cela m’a été insupportable. Ca y est, j’avais atteint le seuil de tolérance que pouvaient supporter mes proches. J’étais devenu un vieillard, de ceux qui deviennent trop dépendants pour qu’on s’en occupe seul. Désormais, je ne posséderai plus rien, je n’aurai plus de lieu vraiment à moi et mon emploi du temps me sera dicté par des femmes en blancs. Qu’est-ce que ça peut bien leur faire que je souhaite me lever à midi ou bien que je décide de boire un verre de plus pour mieux trouver le sommeil ? Tout ça m’est interdit … Honnêtement, je me débrouillais très bien sans rien demander à personne. Mes voisins m’aidaient pour les provisions trop lourdes, mais pour le reste, j’en avais vu d’autres. Mes voisins étaient siciliens, ils étaient arrivés en France peu de temps après la seconde guerre mondiale. La main d’œuvre volontaire était recherchée pour rebâtir le pays, et Luiggi était un rude gaillard. Ses mains étaient impressionnantes, deux fois plus larges que les miennes et ses épaules laissaient augurer une force de la nature. D’un naturel dégourdi et habile, il avait réussi à offrir à sa femme un foyer agréable, où rien ne manquait, et quatre beaux enfants. C’était là sa plus grande fierté. Ses enfants et son Alfa Romeo qu’il astiquait le week-end pour attirer l’œil des passants. Il parlait fort, avec un bel accent, et aimait rire de tout. Les soirs de foot à la télévision, c’était un concert de jurons en italien, tantôt à l’égard de l’arbitre, tantôt à l’intention des joueurs qui ne produisaient pas le jeu qu’il était en droit d’attendre. Maria, son épouse, en faisait ce qu’elle voulait. Il en était amoureux fou et, s’il ne rechignait pas à regarder d’autres jupons, son amour pour elle était inconditionnel. Leur appartement laissait échapper des odeurs d’épices, d’huile d’olives et de sauces qui mijotent. Ils étaient très accueillants, parfois trop envahissants pour un vieux bonhomme comme moi, mais le caractère jovial de ce joyeux drille faisait qu’on lui pardonnait tout. 

Mon fils passait une fois par mois environ avec sa femme et ses enfants. Puis les enfants ont grandit et ne l’ont plus accompagné. Ils avaient leurs occupations, mais ils me faisaient dire qu’ils pensaient très fort à moi. Il a fini par venir seul, de moins en moins régulièrement. Un jour, il a décrété que je ne pouvais plus vivre isolé de tous dans mon petit quartier, que c’était pour mon bien et qu’il fallait que je comprenne combien il était préférable que je sois entouré, qu’il s’inquiétait pour moi. Il m’a annoncé ça avec un tel détachement. Au fond, je le comprends. Cela soulage tellement la conscience. Il peut oublier de m’appeler désormais, il sait que je ne suis pas seul de toute façon, le fait de prendre des nouvelles n’est plus aussi vital. Je n’aurais jamais imaginé y vivre aussi longtemps, mais il faut croire qu’il me reste plus de ressources et de résistance que je ne l’imaginais. Ce que je supposais être un mouroir devient de jour en jour un chapitre de ma vie.


*

Le réveil est le moment de la journée que j’aime le moins. Essentiellement, parce que je ne décide plus de l’heure ! Ce n’est pas qu’être matinal me dérange, de toute façon à mon âge, on dort beaucoup moins longtemps, mais ne pas avoir le choix m’exaspère. Généralement, je suis déjà réveillé. J’entends les deux infirmières passer de chambre en chambre et je me lève avant que l’une d’elles n’entre dans la mienne. Elle ouvre la porte énergiquement, débarque comme un ouragan et me trouve assis sur mon lit comme tous les matins. Elle affiche un sourire obligé, me traite avec condescendance en me parlant comme à un enfant. Ses gestes répétés, devenus automatiques, lui permettent de remettre de l’ordre dans cette chambre déjà trop bien rangée en un temps record. Elle replace le cadre avec la photo de famille de mon fils au bout du bureau sur lequel elle passe un petit coup de chiffon. Pendant ce temps, elle me fait la conversation, tout aussi mécanique, me pose les questions habituelles dont elle écoute distraitement les réponses. 

— Alors, comment va M. Lavau ce matin ? Vous avez bien dormi ? Vous avez bonne mine en tout cas. Il fait beau aujourd’hui, ça va être une journée très chaude, il faudra boire suffisamment et éviter le soleil cet après-midi. Si vous sortez ce matin, n’oubliez pas de prendre votre casquette et ne partez pas trop loin. Des animations sont prévues dans la partie ombragée du parc cet après-midi et un gouter sera servi à 16 heures, et il y aura un concert d’ailleurs …

Sa voix mielleuse, son ton enfantin et sa gentillesse excessive m’indisposent au plus haut point. Elle ne semble pas réaliser que j’ai presque quatre fois son âge, j’ai traversé l’une des plus grandes guerres de l’histoire, j’ai enterré mon premier fils et j’ai affronté tous les écueils de la vie. Je lui réponds d’un grognement inaudible.

— Vous faites votre toilette et je vous apporte votre petit déjeuner ? 

En disant cela, elle me jette un petit coup d’œil pour détecter une éventuelle hésitation de mon côté. Elles savent qu’il n’est pas nécessaire de m’aider pour ma toilette, mais elles me tendent la perche chaque matin, car l’inéluctable arrivera tôt ou tard. Ce qu’elles considèrent comme un désir d’autonomie n’est en fait qu’une volonté de garder un peu de ma dignité. Je sens que cela ne durera plus très longtemps et qu’il me faudra me résigner, mais tant qu’aucune odeur suspecte ne viendra me trahir, on me fichera la paix. Je me déshabille dans ma petite salle de bain et je me regarde dans le miroir. Je remarque que ma peau semble envelopper maladroitement ma carcasse, tout est distendu, comme un vieux manteau usé qu’on aurait posé négligemment sur un cintre. Cependant, dans mon regard, je croise de nouveau le jeune homme que j’ai été, celui qui était fort, plein d’espérance et de vigueur. Il faut au moins que je garde ça. 

Quelques minutes plus tard, elle ajuste les rideaux en m’attendant. La fenêtre ouverte fait entrer l’air frais du matin et l’odeur du gazon fraichement tondu envahit ma chambre. Je remercie le ciel d’être vivant à cet instant. 

Mon petit déjeuner est servi sur le plateau surplombant mon lit mais je décide de le prendre sur le bureau près de la fenêtre. La même composition que tous les matins : un café noir sans arôme, des tartines beurrées, un verre de jus d’orange et un petit bol de fromage blanc.

Je trempe ma tartine et mord doucement. Le petit vent et l’odeur du café me ramènent il y a longtemps, quand nous prenions notre petit-déjeuner sur la terrasse avec mon frère. Ma mère nous apportait du café, du jambon de Bayonne, des œufs et du pain chaud. Nous engloutissions tout cela comme des gloutons avant d’aller travailler. Le matin nous pêchions en mer et l’après-midi nous aidions notre père à l’épicerie. C’était quelques années avant la guerre. 

Je crois entendre les vagues de l’océan puis je me rappelle qu’il se situe à quelques kilomètres de là et qu’il ne peut s’agir que d’une méprise de ma part. Les sens nous lâchent un peu avec le temps et l’on devient moins sur de ce que l’on entend et de ce que l’on voit. J’aimerais bien revoir l’océan, juste une dernière fois. Marcher dans le sable ne serait pas commode, cependant j’ai besoin de réussir cela une dernière fois. Je veux être capable de dominer mes douleurs, mes peurs et mes incapacités. J’ai besoin de voir quelque chose de grand, de fort et d’infini. Je veux y retourner en sachant que ce sera la dernière fois. En être conscient. Comme lorsque l’on fait ses adieux à un ami que l’on voit pour la dernière fois. Malgré ma bonne santé — pour un gars de mon âge —, le temps qu’il me reste à vivre n’est plus très long. Je le ressens dans ma chair. Le corps a son langage, il suffit d’écouter. Le marathonien sait qu’il doit s’oxygéner d’avantage quand il a un point de côté. Vous baillez quand vous avez sommeil. Vous savez identifier les signaux lorsque vous avez faim. Ce serait compliqué à expliquer, mais c’est comme lorsque l’on fait un très long trajet en voiture et qu’un avertisseur sur le tableau de bord vous signale qu’il est temps de s’arrêter et que quelque chose ne va pas. 

Je ne me sens pas malade pour autant. Je subis des contrôles médicaux quasi journaliers ici, le moindre problème serait analysé à temps, mais on ne peut pas sans cesse repousser l’inévitable. La réalité, c’est que je suis juste fatigué. Fatigué et seul. Le médecin me dit que je serai un beau centenaire, que mon corps est encore robuste. C’est vrai que je me porte bien, j’arrive même à me promener seul en prenant mon temps.

Le temps. Finalement, tout est rapport au temps. Le temps qu’il nous reste. Le temps qui passe et que nous tentons de remplir sans cesse pour ne pas penser. C’est certainement une des seules richesses de notre vie, mais nous en sommes de très mauvais gestionnaires. Les gens accumulent toutes sortes de biens, mais quand le grand manteau noir et froid vient nous recouvrir, on serait prêt à tout donner contre une heure de vie supplémentaire. J’ai vu des jeunes gens mourir, mon propre fils d’ailleurs, des plus vieux aussi depuis que je suis ici. Leur visage affichait à chaque fois un air hébété, du genre « ce n’est pas le moment, je ne suis pas prêt ! Reviens me chercher plus tard s’il-te-plait. » Il est amusant de constater qu’on nous prépare à presque tout au fil de notre vie. Les magazines étalent des dossiers complets nous initiant aux exercices nécessaires pour se construire un corps présentable en prévision des vacances à la plage, pour préparer notre peau au soleil, affronter l’automne en faisant le plein de vitamines, mais jamais, à aucun moment on ne nous prépare au dernier long voyage. Vous imaginez les titres : « Grand dossier : 10 conseils indispensables pour mourir en beauté » ou bien un ouvrage « La mort pour les nuls ». Que voulez-vous, la mort n’est pas vendeuse, nous sommes donc condamnés à nous laisser surprendre.

Les activités matinales ne me convenant pas, j’avertis l’infirmière de service que je pars me promener vers le centre ville pendant une petite heure. À mon rythme, je n’irai pas très loin, mais ça suffira à me dégourdir les jambes. Je traverse le parc aussi rapidement que je le peux, c’est à dire pas très vite, pour passer davantage de temps à l’extérieur. Durant mes balades, j’arrive à me sentir libre. Une liberté toute relative car je ne peux pas tout à fait aller où je veux à cause de mes jambes et de mon heure de retour programmée. J’essaie d’éviter le centre ville. Les gens y marchent trop vite et moi trop lentement, je finirai certainement allongé par terre, et pour les gars de mon âge, la chute est l’une des pires choses qui puisse nous arriver. D’abord parce qu’on n’a plus la force de se réceptionner et ensuite parce qu’on ne peut plus se relever sans être assisté ! Sans compter que la plupart du temps, on se casse ou on se foule quelque chose. Si je tombe, cela signerait certainement mon assignation à résidence ad vitam. Un résident qui échoue sur le trottoir, ça fait mauvais effet pour un établissement de ce type et par peur d’un procès de la famille, le médecin m’enfermerait à double tour. Je marche pendant quinze minutes puis je me repose en m’appuyant sur un mur. Je suis devenu une ombre. J’erre sur les trottoirs de notre ville et mon image n’attire pas les regards. Parfois un œil plein de compassion glisse sur moi. Je n’ai pas besoin de pitié, je ne suis pas malade, je suis âgé et c’est ce que l’on se souhaite tous. Avoir une longue vie. On désire tous vivre longtemps, mais sans jamais devenir vieux ! On traverse la vie comme si elle allait durer toujours. Les jeunes me croisent, comme un vestige d’une autre époque. Quand on est jeune, on imagine que les vieux ont toujours été vieux et qu’on ne sera jamais comme eux, mais la réalité nous rattrape bien vite. On ne sait pas savourer la jeunesse quand on est en plein dedans, et on s’aperçoit trop tard qu’on n’en a pas assez profité quand elle nous a quitté. La jeunesse est un bien trop précieux pour la confier à de jeunes gens !

Sur la place de l’église, des vendeurs installés derrière de petits kiosques à roulettes vendent des olives, des poulets rôtis, des poissons de toutes sortes, pibales, encornets, merlus, et quelques crustacés. C’est un concours vocal, chacun haranguant la foule des touristes déjà présents. Les odeurs se répandent tout autour et attisent les appétits. Nous ne sommes qu’au début du printemps, et pourtant les promeneurs sont nombreux, affichant polos colorés, lunettes de soleil, petit pull sur les épaules et cheveux au vent, la parure complète de la réussite sociale. Les parents ouvrent la marche, bras dessus-dessous, tandis que leur progéniture les suit péniblement, les yeux rivés sur leurs téléphones et les doigts martelant l’écran. Quelques surfeurs s’en vont vers la plage, leur planche sur le dos. Un peu plus loin, après les petits palmiers disposés en rangées de chaque côté de l’avenue, s’étend le marché local. J’aimerais aller jusque là, admirer le florilège de vie, d’odeurs et de couleurs mais il y a trop de monde et je ne m’y risque pas. Je remonte la petite rue qui me ramène à la maison de retraite. J’évite volontairement les grandes artères où les petits commerces et les bars qui faisaient vivre la ville ont été remplacés par de nouvelles boutiques. Produits de luxe, téléphones portables, banques, souvenirs — dont la plupart sont fabriqués à Taïwan — et chaînes de restauration règnent souverainement sur le cœur de la commune. Aujourd’hui, le centre est devenu un piège à touristes. Le soleil de midi monte peu à peu et je franchis le portail pile à l’heure du déjeuner.

L’après-midi, avec Roger, un autre résident, nous décidons de participer à l’activité « art-thérapie ». Il me l’a conseillé après avoir assisté à la  première séance la semaine précédente. L’atelier consiste à se découvrir soi-même au travers d’une activité vaguement théâtrale. Que des tous jeunes arrivent à nous convaincre qu’on va en apprendre davantage sur nous mêmes à notre âge, ça l’a fait sourire. Roger est le type parfait de celui qui se découvre une nouvelle vie à 85 ans. Il vit dans cet univers comme un lycéen, toujours à l’affut de la moindre blague, se riant de tout et de rien. Cette existence lui convient très bien. Marié pendant plus de quarante ans à une femme querelleuse au caractère en acier trempé, il a l’illusion de jouir d’une liberté inédite. Je passe la plupart de mon temps avec lui. Nous sommes une dizaine de personnes à attendre devant la salle quand l’animatrice arrive. Elle a la quarantaine passée, les cheveux teints en blond, tendance canari, et tirés en arrière, le teint hâlé et moucheté de tâches de rousseur et l’allure sportive. Une paire de lunettes de soleil dont les branches arborent la marque Channel repose fièrement sur le sommet de son crâne. Elle porte deux sacs dont on voit sortir quelques accessoires, dont une perruque, du papier et des crayons, qui serviront certainement à égayer notre petite séance. Lors des présentations, pour ceux qui ont loupé la première session, j’apprends qu’elle se prénomme Cynthia, qu’elle exerce dans le domaine de l’animation depuis une vingtaine d’années et qu’elle est arrivée dans la région il y a un peu moins d’un an. Elle nous expose ensuite ce que nous allons entreprendre aujourd’hui. En groupe de deux, nous écrivons un petit sketch faisant ressortir une émotion de notre choix au sein d’un dialogue entre deux personnages. Les plus téméraires pourront même venir jouer leur œuvre devant tout le monde.

Le vieux Charles est posé comme un bibelot horrifique au fond de la salle, arborant son rictus comme à l’ordinaire. Il n’y a rien à faire, j’ai beau m’apitoyer sur son sort, il me flanque la trouille. Silencieux, prostré sur son fauteuil roulant au fond de la salle, j’ai l’impression qu’il nous épie et nous maudit dans des murmures inaudibles. Un petit frisson me parcourt le dos.

— Alors, qu’est-ce qu’on fait ? Roger me sort de mes sombres pensées.
— Ah, je ne sais pas, c’est toi qui m’a entrainé ici l’artiste, alors fais parler ton imagination maintenant ! 
— Voyons, les émotions … J’en ai eu une belle représentation quand ma femme était vivante. Une seule de nos scènes de ménage suffirait à alimenter plusieurs après-midi ! Mais c’était surtout des monologues de Simone, je n’étais qu’un piètre acteur dans le grand théâtre de ma vie !  Il me regarde d’un air faussement triste puis se met à rire.

A la fin de l’atelier, je ne me connais pas mieux, c’est un fait. Nous avons griffonné sur un bout de papier quelques éléments, mais uniquement pour donner l’impression de nous intéresser au sujet. Cynthia semble autant soulagée que nous d’être arrivée à la fin et c’est d’un grand sourire, faisant apparaître une dent en argent, qu’elle nous souhaite une agréable soirée et nous dit à la semaine prochaine. 

Alors que je m’apprête à quitter la salle, elle s’avance vers moi.
—  C’était votre première séance avec nous, n’est-ce pas ?
—   Oui, absolument, la toute première.
—   Qu’en avez vous pensé ?
—   Franchement ?
—   Oui, franchement !
—  Hé bien, cela m’a occupé une petite heure, c’est déjà pas si mal. Quant à la recherche de moi-même, très honnêtement …
—  Vous comprenez qu’on n’obtient pas des réponses en une séance, ce n’est pas une science ésotérique, c’est un travail de longue haleine. Ces petits exercices, aussi futiles qu’ils puissent vous paraître, ouvrent des portes, des voies de réflexion qui nous aide à mieux comprendre certains de nos choix, certaines de nos réactions.
—  Vous savez l’âge que j’ai ? Les portes qui devaient être ouvertes l’ont déjà été, et celles qui demeurent fermées ont certainement de bonnes raisons de l’être. On n’enfonce plus les portes à mon âge.

Je sors de la salle en me promettant de ne pas y revenir. En réalité, l’animatrice est gentille, elle paraît un peu blasée par son travail, mais elle laisse tout de même apparaître une certaine empathie à notre égard et un réel désir de nous aider et de nous accompagner. Je dois avouer que je suis un peu tendu ces derniers jours. Il y a quelques mois, mon passé m’est revenu violemment à la figure, comme un boomerang qu’on aurait lancé vigoureusement puis oublié. Il y a des évènements qui vous suivent toutes votre vie. Ils vous offrent un répit durant quelques années parfois, pour mieux vous rattraper un peu plus tard. C’est un combat cruel contre ma propre mémoire. 

Cette jeune infirmière, Emilie, a fait ressurgir une époque de mon passé que je pensais profondément enfouie. Elle était en congé ces deux dernières semaines, et cela m’a permis de prendre un peu de distance. Mais mon répit n’aura été que de courte durée, elle revient demain et avec elle, le flot d’émotions contradictoires qui me submerge à chaque fois …


Ecrit par Stéphane Torregrosa
Stéphane Torregrosa convertit vos défis marketing en opportunités avec des résultats mesurables. Il est consultant en Webmarketing, spécialisé en Inbound Marketing, conseiller en communication, blogueur et conférencier. Il vous accompagne dans la mise en place de votre stratégie Web, dans la création de contenu, pour donner de la visibilité à votre organisation. En ligne depuis 1996 et la distribution des premiers CD AOL dans les magazines informatiques, il ne s'est jamais vraiment déconnecté depuis ! Son papa lui a communiqué la passion des Comics Book, du dessin et de la photographie. Profile
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Stéphane Torregrosa dans Ecriture
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